Google Contributor : au secours du web ?

 

13 publicités et liens commerciaux, 3 résultats. Voilà les chiffres bruts de la recherche Google pour « lit », précieuse à qui souhaite emménager. Ikea, Matelsom, But, Conforama, La Redoute : tous les joyeux lurons du bois transformé en meuble sont réunis sur ces vignettes, colonnes et encadrés œuvrant à la fois pour l’utilisateur et pour l’annonceur. Dans les résultats non sponsorisés, seul Cdiscount a réussi à s’imposer comme seul vendeur qui n’a, pour une fois, pas acheté de lien sur le mot-clé.

Pub

La bataille du publicitaire

Changement de site. YouTube. Cette vidéo, combien de temps dure-t-elle ? 25 secondes ? Ce sera entre 20 et 60 secondes de publicité pour la voir, merci. Combien êtes-vous, aujourd’hui en 2015, à avoir arrêté de chercher à regarder un contenu vidéo pour ne pas avoir à regarder la publicité qui le précède ? Probablement beaucoup : le temps perdu est trop important pour des contenus qui, après tout, ne sont pas vraiment essentiels.

Alors que sa rentabilité diminue pour les sites web vivant de la publicité, on a la nette impression que la publicité n’a jamais autant envahi le web. Et pour cause : en l’absence de modèle alternatif viable, il faut faire de la masse pour rattraper les pertes et trouver de nouvelles manières d’afficher les bannières et autres spots vidéo et audio, en espérant que les lecteurs n’utilisent pas Adblock.

Et c’est d’ailleurs Ben Williams, responsable de la communication sur Adblock Plus, qui, le 8 janvier, s’est fendu d’un long texte publié sur LinkedIn pour affirmer le droit des utilisateurs au blocage du contenu publicitaire. Il répond dans son texte à Frédéric Montagnon, le CEO français à la tête de Secret Media, la compagnie qui a déclaré la guerre aux adblockers.

« Les méthodes de Secret Media s’apparentent à du racket sophistiqué, avance Williams. Sa firme donne aux publishers un outil qui contourne les technologies d’adblocking en remplaçant par des publicités les trous laissés par l’adblocker de l’utilisateur. Cela signifie que sa firme s’inscrit dans la liste immonde de ceux qui souhaitent s’opposer au libre-arbitre des utilisateurs du web ».

Virulent.

Le web selon Ben Williams (via TruthFacts)

Williams n’a pourtant pas de problème avec le fait que les médias et les sites web en tous genres cherchent à rentabiliser leur espace en affichant de la publicité : il met d’ailleurs en avant le fait qu’Adblock Plus autorise désormais quelques publicités qui rentrent dans un cahier des charges précis, non intrusif. Son argument contre Secret Media est aussi d’ordre économique : « Les utilisateurs qui ne souhaitent pas voir de publicité ne vont pas, a priori, changer d’avis à ce sujet ». Conclusion de Ben : il est contre-productif pour un site de les contraindre, cela ne fera que les agacer… et peut-être les faire changer d’habitudes.

Les arguments sembleraient imparables si Williams n’était pas employé par l’un des protagonistes de la querelle. Et le démocrate avisé lui demanderait sans aucun doute quelle légitimité a Adblock Plus pour distinguer une mauvaise publicité d’une bonne publicité, lui qui fait son beurre sur le blocage du contenu publicitaire. En se positionnant du côté des utilisateurs avec un service indéniable, Adblock Plus maintient un monopole auto-légitimé et revendiqué du bon goût publicitaire, se positionnant comme législateur des bonnes pratiques. Sans parler du fait qu’Adblock Plus est loin d’être insensible à l’abandon de ses beaux principes quand il s’agit de gagner un peu d’argent. Balle au centre entre les camps des pro-pub et des anti-pub ?

Le fonctionnement d'Adblock Plus décrit par ses soins
Le fonctionnement d’Adblock Plus décrit par ses soins

Ce serait oublier deux détails. Un, que le web gratuit est encore aujourd’hui massivement financé par la publicité et que ce business model montre des signes de faiblesse depuis quelques années, notamment pour les médias qui sont les plus touchés par la perte des revenus publicitaires. Deux, que le nombre de personnes utilisant un Adblock est de plus en plus élevé. On approcherait des 150 millions d’utilisateurs fin 2014, et parmi eux, une proportion très élevée de jeunes nés avec Internet pour qui l’outil fait partie de la trousse banale de l’utilisateur numérique ; des jeunes qui, selon toute vraisemblance, ne se remettront pas à parcourir un web publicitaire. Essayez de désactiver votre Adblock, ne serait-ce que pour une journée après l’avoir utilisé pendant des années : vous ne reconnaîtrez pas votre web. Dès lors, quels que puissent être les débats à son sujet, le display publicitaire traditionnel sur Internet est voué à décroître, au moins dans les médias si ce n’est globalement. C’est une question de génération, peut-être d’une décennie.

 

Et Google créa la pub

Adwords

Et plus peut-être que tout autre acteur, Google a participé à la construction du web comme empire de la publicité avec son programme Adwords qui, globalement, n’est pas en chute. Pour cause, il avait toute la légitimité pour imposer sa plateforme : Google est très vite devenu la porte d’entrée principale du web, qui, dans le même temps, devenait le réceptacle de l’information, qu’elle soit culturelle, commerciale ou politique. En offrant aux annonceurs la possibilité d’afficher leurs bandeaux sur le perron de chaque utilisateur, le moteur de recherche a fait de la publicité un élément du décor, toujours présent. Il a habitué l’œil aux Google Ads, tant et si bien qu’aujourd’hui, effet pervers pour l’annonceur, un utilisateur avancé ne les voit plus. Un novice, lui, peut s’y tromper avec autant de facilité.

Mais les liens publicitaires sobres que l’on voit sur les Google Ads ne sont pas seuls et l’utilisateur est bien plus frustré et énervé par une vidéo qui se déclenche toute seule en autoplay ou par une bannière fluorescente qui lui prend la moitié de sa page de lecture. Qu’il s’agisse d’une erreur des annonceurs qui n’ont pas saisi la culture web, d’une erreur des marques qui ne savent pas, malgré tous les efforts, cibler leur public (non, nous n’achèterons probablement pas un marteau-piqueur quand nous cherchons des informations sur No Man’s Sky) ou d’une erreur du web, de s’être pris les pieds dans un modèle qui n’aurait pas un potentiel infini de développement, les résultats sont là : pour les médias et les services de contenu, le modèle publicitaire calqué sur ce qui se faisait hors du web (afficher des bannières sur les sites comme on les affiche sur des immenses panneaux dans les villes ou avant les vidéos, comme à la télé) chancelle.

Adwords
Voyez-vous encore ces publicités ?

Suivant d’assez près ce mouvement de descente, la tendance du web payant, elle, augmente. Il est rare, aujourd’hui, qu’un site de presse ne propose pas un accès premium ou un abonnement à ses lecteurs. L’échange se fait souvent sur la base de la pub : le compte premium permet d’y échapper et donne le droit à du contenu en avance ou du contenu qualitatif qui prend plus de temps à être conçu. Les géants de la presse, que ce soit le New York Times au-delà de l’Atlantique ou Le Monde de ce côté-ci, ont adopté petit à petit un système de paywall. Les nouveaux médias, eux, sont très peu nombreux à miser sur le display et espèrent que la valeur de leur contenu suffira à convaincre les lecteurs de payer un abonnement. En un sens, c’est un retour à une époque encore plus reculée où le journal, ou tout autre média au sens large, se finançait uniquement par ses ventes.

Même si ces modèles alternatifs à la publicité ont besoin pour fonctionner que le lectorat web développe une nouvelle conscience des conditions économiques liées à la création d’articles et ou de contenus vidéo et audio, ils semblent avoir aujourd’hui le vent en poupe. Avec des offres comme Netflix ou Spotify, nous réapprenons après quelques décennies de cécité que le web n’est pas un univers éthéré au-delà de toute humanité, mais une partie du réel qui, pour fonctionner, a besoin de rémunérer ceux qui œuvrent pour en faire un endroit intéressant.

 

Contributor

Face à ce nouveau web émergeant, loin de sa feinte gratuité des débuts, comment réagit Google, lui qui a grandement contribué à créer le modèle inverse de celui qui se profile aujourd’hui ? Pas en sanglotant sous sa couette en tout cas. Peut-être même, l’avenir nous le dira, en prenant un tour d’avance. Contributor by Google. Un titre sobre, un service aux couleurs chaleureuses, du jaune et du vert, qui disent en substance : venez, nous sommes gentils. La punchline d’introduction est tout aussi plaisante à lire :

« Aujourd’hui, Internet est financé par la publicité. Et s’il y avait un moyen de soutenir directement ceux qui créent les sites que vous visitez tous les jours ? »

Et il faut reconnaître que, après avoir dirigé le web vers la publicité, Google a une idée du futur numérique qui semble aussi profitable pour lui que pour les utilisateurs et les créateurs. Contributor fonctionne sur un principe très simple : tous les mois, vous choisissez de payer de 1 à 3 dollars. Vous fixez le tarif, Google n’impose rien pour l’instant. Ensuite, surfez normalement sur le web. Quand vous tombez sur un site qui utilise la technologie, vous trouverez un gentil message de remerciement au lieu d’une publicité flashy.

Google Contributor

À la fin du mois, Google fait ses comptes et reverse aux sites partenaires que vous avez visités une partie de la somme que vous avez mise dans votre porte-monnaie virtuel, probablement au prorata du temps passé sur les sites ou des visites. L’expérience, pour l’instant, se limite à quelques sites américains listés sur la page du produit : Urban Dictionary, The Onion, ScienceDaily, Wikihow, Mashable et Imgur. Si vous souhaitez remplacer vos publicités sur ces lieux virtuels par un peu d’argent, il vous faudra décrocher une invitation, disponible par simple inscription sur liste d’attente.

Jouons maintenant un peu avec des chiffres. Il y aurait fin 2014 à peu près 3 milliards de personnes avec un accès à Internet. Réduisons cela à une donnée assez facile à prendre en compte dans le cadre d’un produit Google : les utilisateurs de Gmail. Selon un chiffre donné en 2012, ils seraient 425 millions. Tablons sur un chiffre pessimiste de 500 millions en 2015. Si le compte Contributor se lie facilement avec un compte Gmail et qu’il est aisé de mettre quelques euros dessus (par exemple via le Play Store), imaginons qu’un tiers des utilisateurs fasse l’effort. On arrive à 160 millions à peu près. S’ils donnent tous 2 dollars par mois, cela fait 320 millions de dollars à répartir entre les différents partenaires de Google, tous les mois, soit 3,84 milliards de dollars par an, moins la part de Google. Si l’on est encore plus pessimiste et que l’on considère que le taux de conversion est à 1 %, on arrive à 10 millions de dollars par mois, soit 1,2 milliards de dollars par an.

Contributor

À titre de comparaison, les revenus liés à la publicité de Google se chiffrent en 2014 à 59 milliards de dollars, avec une croissance annuelle qui est passée de 20 % en 2012, à 16 % en 2013 et de nouveau 17 % en 2014. Dès lors, le chiffre fantasmé de Contributor n’est pas extrêmement élevé si on le divise par la totalité des sites présents sur le web. Mais si Google choisit d’adopter une stratégie sélective pour offrir une viabilité à des sites qui produisent du contenu mais ne vendent rien, comme des médias, des applications web ou des encyclopédies, cela pourrait faire la différence.

 

Financer l’innovation ?

On aurait alors une sorte de bourse pour l’innovation et le contenu de qualité sur le web qui permettrait de rémunérer de manière assez juste les sites qui fonctionnent et ceux qui démarrent. Avec les données qu’il possède sur le comportement des internautes, Google pourrait très facilement ajouter des règles de redistribution (a-t-on partagé le site ou une de ses pages sur un réseau sociaux ? Y passe-t-on plus de temps ? Est-ce qu’il s’agit d’un nouveau site en très forte croissance ?) qui permettrait aux gros déjà installés de ne pas monopoliser le pactole. Une rémunération géographique des sites permettrait également de lisser le déséquilibre qui s’installerait rapidement entre les contenus locaux et les contenus en anglais.

Et comment financer les projets futurs ? Si l’on regarde par exemple les chiffres du Fonds Google pour l’Innovation Numérique de la presse, on voit que l’enveloppe donnée par la firme pour l’innovation dans les médias et l’information en France s’élève à 60 millions d’euros sur 3 ou 5 ans, soit 20 millions d’euros sur par an. Dans les faits, 16 millions d’euros ont été versés en 2013 L’hypothèse basse des revenus de Contributor nous amène à 10 millions d’euros par mois à l’échelle mondiale : si Google s’octroie 30 % des bénéfices liés à sa nouvelle activité, comme sur le Play Store, on arrive à 16 millions en 5 mois. Une belle perf’ qui permettrait au géant de globaliser cette pratique rapidement en l’adaptant dans d’autres pays et en mobilisant des ressources pour financer des projets naissants, par exemple en ré-investissant sa taxe dans ces expériences, sans avoir à tirer sur un autre budget. Une manière simple et efficace de plaire aux éditeurs de contenu qui ont manifesté à plusieurs reprises leur mécontentement vis-à-vis de Google, un peu partout en Europe, mais plus particulièrement en France et en Espagne.

À y regarder de plus près, Google est en train de concevoir, sur son petit coin de web, le principe de la licence globale optionnelle qui avait été pensé pour les droits d’auteur et pour lutter contre les pertes liées au piratage. Jugée trop souvent inadaptée pour être mise en place par une loi, cette idée est en train de faire son chemin du public au privé, pour peut-être, permettre de financer l’innovation et colmater la fuite des capitaux publicitaire qui panique l’industrie des médias. En développant cette technologie tout en continuant sa transition de la publicité du desktop vers le mobile, Google construit dans la plus grande discrétion un territoire de choix pour cet îlot du web qui ne bénéficie pas des ressources liées à l’e-commerce, qui a besoin de créer toujours plus de valeur et où le display est en train de perdre sa première place. Un monde où l’entreprise de Mountain View s’y retrouve toujours.

Bien joué ?


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