« Pour Drahi, on est des lignes dans un fichier Excel » : SFR raconté par ses salariés lésés

 

Alors que le plan de départ volontaire mis en oeuvre par SFR est aujourd’hui contesté, nous avons interrogé les anciens — ou près de l’être — salariés de l’entreprise ayant subi la fin du service de relation client. Portrait d’une crise avant tout humaine.

De 5000… à 40 personnes. Voilà ce qu’on apprenait peu à peu de l’évolution du service client de SFR suite au dernier plan de départ volontaire (PDV) lancé par l’opérateur au carré rouge. Argumentant une situation économique difficile, l’entreprise s’est progressivement séparée de cette partie de son activité en la sous-traitant.

N’oublions toutefois pas que derrière cette réduction drastique se cachent… des employés qui ont quitté leur travail du jour au lendemain. Volontairement ? Nous avons pu discuter avec quatre anciens — ou en passe de l’être — salariés de SFR basés sur quatre pôles en France : à Nantes, à Marseille, à Lyon et dans la région parisienne.

Malgré leur manque d’affiliation et leur éloignement géographique, ces quatre personnes nous ont raconté la même histoire. C’est celle-ci que nous allons vous décrire au travers de leurs expériences.

Par le fait que plusieurs actions judiciaires soient en cours pour les personnes que nous avons interviewés, nous conserverons leur anonymat en les appelant par leur pôle SFR. La « région parisienne » est volontairement laissée floue, afin d’éviter un possible traçage du parcours de l’interrogé.

L’avant et l’après Patrick Drahi

Un premier plan de départ volontaire avait déjà touché SFR : c’était en 2013, un an avant que le rachat de l’opérateur de Vivendi par Numericable ne soit acté fin mars par les deux groupes. À la tête de Numericable — et de sa maison-mère Altice — se dresse Patrick Drahi, la onzième fortune de France selon le classement Forbes de 2018. Si la marque Numericable a désormais disparu, l’homme d’affaires est bien présent dans l’inconscient collectif des salariés que nous avons interrogés.

L’avant Patrick Drahi

En effet, il nous est régulièrement pointé du doigt dans nos entretiens comme le responsable de la chute du service client de SFR. Mais en quoi consistait donc le travail avant cela ? Pour Marseille, qui enregistrait tout de même plus de 10 ans d’ancienneté au sein de l’entreprise, on « s’occupait de l’abonné du début à la fin, le pire étant la résiliation, aussi bien dans la technique que dans l’offre commerciale ».

Et si les conditions de travail ont souvent changé, s’adaptant à la fusion des offres ADSL + fibre et mobile, elles n’ont jamais pour autant perdu de leur intérêt avec des salaires hauts et « de belles primes entre 900 et 3000 euros brut ». On ne ressent aucune animosité concernant cette période, l’interrogé déclarant même que « c’était un travail qui me correspondait tout à fait ».

« On en a vu certaines enceintes la première fois, la deuxième fois, on a vu leur bébé, on a fait des voyages ensembles »

Au travers de tous les pôles, on nous décrit une équipe amicale et soudée subissant un très faible turn-over. Même du côté de Numericable, comme l’a connu Lyon en 6 ans d’expérience, « l’ambiance était bonne, entre employés ça se passait super bien. Chacun partageait son savoir, son expérience ». Paris, avec ses 8 ans d’expérience, nous décrit « la bonne époque » en mettant en avant des primes d’intéressement et de participation de l’ordre de 5000/6000 euros, et « des gens de 15 ans d’ancienneté ou plus qui ont acheté leur maison grâce à cela ». Et toujours cet aspect très familial : « on en a vu certaines enceintes la première fois, la deuxième fois, on a vu leur bébé, on a fait des voyages ensembles ».

Tout n’était pas idyllique, évidemment : un travail reste un travail. Nantes note par exemple le logiciel de gestion interne tout en DOS qui « réclamait 20 clics pour juste changer de forfaits ». Alors que « la convergence » est arrivée entre fixe et mobile, les plateformes étaient bien différentes : jongler entre les outils du fixe et du mobile n’était pas mince affaire. Malgré les plaintes à répétition des employés au fil des ans, ils n’auraient été abandonnés qu’en 2017.

L’après Patrick Drahi

Est venue en mars 2014 le rachat de SFR par Numericable, validé par l’Autorité de la Concurrence au mois d’octobre. Les conditions de travail ont progressivement changé au cours de cette période : « depuis le rachat, c’était difficile, on se faisait insulter, les clients étaient mécontents » raconte Lyon. Si le mécontentement envers le SAV de SFR est plus que documenté, Marseille a sa propre théorie pour l’expliquer. Notre source phocéenne argumente que SFR est pointé du doigt depuis un an et demi, « ce qui correspond aux départs, sur Paris et Marseille, du service rétention ».

SFR était la « petite fille gâtée » avance Paris, avec des participations à l’intéressement agréables, des rencontres inter-sites deux fois par an, des soirées de remerciement… « ça participait à nous dire qu’on était bien et nous motivait à travailler ». Et puis « Patrick Drahi est arrivé » : « finies les soirées de remerciement, les budgets pour X, Y, Z, et fin de la bonne ambiance à cause de la pression. On a vu la dégradation, mais il y avait encore la garantie des emplois ».

« Je comprends que Drahi veuille vous virer »

Une dégradation qui a aussi touché la relation entre le service client et les abonnés eux-mêmes : « on se faisait insulter, les clients étaient mécontents », raconte Nantes qui pointe du doigt un consommateur lui ayant dit « je comprends que Drahi veuille vous virer ». Notre interlocuteur explique qu’à cette époque, ses moyens étaient limités. Les gestes commerciaux étant désormais bannis, les téléopérateurs se devaient toujours d’argumenter sur le fait que « SFR a une obligation de moyens mais pas de résultats », forçant des discours tels que « on a tout fait pour réparer l’antenne, on a pas pu réparer en temps et en heure, mais on a mis tous les moyens en oeuvre pour le faire donc on ne vous doit rien » face à des professionnels dont l’activité a été impactée par ces problèmes techniques.

« Depuis que monsieur Drahi a racheté SFR, ça a été une catastrophe et on voit le résultat aujourd’hui, on voit où SFR en est »

— Marseille

Pour résumer, « ça va plus vite de traiter les demandes des clients puisque vous répondez non ». La régularisation, soit l’acte de vérifier les mal-versements afin de rééquilibrer les comptes, a également changé de visage lorsque Patrick Drahi a repris la gestion de l’entreprise. Il s’agissait d’un problème récurrent depuis plusieurs années pour l’entreprise, certains clients profitant de leurs lignes gratuitement. « On nous a rabâché qu’il fallait qu’il y ait de l’argent qui rentre et qu’il ne fallait plus qu’il y ait de l’argent qui sorte », avec la mise en place d’une régularisation systématique dès lors qu’un client devait de l’argent à SFR. L’inverse n’était pas totalement vrai : « quand c’est à l’avantage du client, il faut qu’il appelle ou il n’aura rien ». « On avait l’impression que c’était des vaches à lait » conclue Nantes, avant d’indiquer que « pour Drahi, on est des lignes dans un fichier Excel ».

« Vous devenez un robot, parce que si vous n’êtes pas un robot, émotionnellement c’est trop et vous craquez »

La sous-traitance a également commencé à prendre de l’ampleur, notre interlocuteur de Marseille et ses collègues ayant même été enjoints à aller former leurs remplaçants à l’étranger soit essentiellement transmettre leurs connaissances avant leur départ à venir. « Les remplaçants sont très mal formés, avec une base et une trame d’appel. À l’époque, on avait un vrai suivi de bout en bout, on rappelait les clients et programmait des rendez-vous » avant d’indiquer « je comprends aujourd’hui pourquoi SFR est l’un des pires opérateurs en service clientèle ». Un constat amer pour une personne qui en a été à la charge.

Nantes est tristement pragmatique : « vous devenez un robot, parce que si vous n’êtes pas un robot, émotionnellement c’est trop et vous craquez ».

L’impact du plan de départ volontaire

Conditions légales du PDV

En août 2016 a été signé, sous l’égide des organisations syndicales UNSA et CFDT, le « New Deal ». Cet accord majoritaire prévoit la mise en place de deux nouveaux plans de départ volontaire. Le but final de l’entreprise est de pouvoir se séparer de 5000 employés d’ici 2019, plus d’un tiers de ses effectifs, sur 16 des sociétés constituant son pôle télécom : SFR Group (Numericable-SFR SA), NC Numericable, SFR, SFR Service client, SFR Collectivités SA, SFR Business Solutions, SFR Business Distribution (5 sur 5), SFR Distribution (SFD), Completel, LTB-R, SRR, OMEA Telecom, 2SIP, Futur Telecom, Numergy et SMR. Ce plan est créé afin de pouvoir passer outre la garantie sur l’emploi signée par Patrick Drahi en avril 2014 lors du rachat de SFR, qui lui interdisait de licencier des employés durant trois ans.

Le mécanisme du PDV, peu encadré juridiquement, n’a donc pas pour philosophie première d’être utilisé aussi massivement

Un plan de départ volontaire sous-entend une volonté individuelle des salariés pour une reconversion professionnelle. À ce titre, il peut aller voir son employeur, indiquer sa volonté, et être accompagné par son entreprise à force d’aides et de suivi. Ce mécanisme, peu encadré juridiquement, n’a donc pas pour philosophie première d’être utilisé aussi massivement. Il est cependant censé être un accord entre le salarié et l’entreprise, ce qui n’est pas l’histoire que nous raconte nos quatre sources.

La nouvelle atteint les sites

« On faisait tous notre travail, et tout d’un coup il y a eu un mail qui est tombé d’un syndicat », raconte Marseille. « Nos responsables nous ont convoqués, eux aussi n’étaient pas du tout au courant puisque tout est arrivé de Paris ». Il n’y a « pas eu de communication avant du tout », quand bien même notre source subodore que la direction de Marseille était au courant « mais pas les responsables qui étaient tout aussi choqués ».

« Les informations étaient toujours ‘à confirmer’ »

Le plan de départ volontaire a été expliqué aux salariés par le biais de deux « livres ». Le livre 1, validé par l’inspection du travail fin mai 2017, expliquait intégralement les conditions de départ des employés selon leurs envies (changement de poste, formation, création d’entreprises etc) avec les aides auxquelles ils pouvaient prétendre. Ce n’est toutefois pas ce livre que les salariés ont pu consulter en premier, mais le livre 2. Vous êtes perdus ? Eux aussi l’était : nous en reparlerons plus tard. Présenté en novembre 2016, le livre 2 n’était qu’une vague estimation des droits et des aides conjuguée à un système graphique de bonhommes souriants et de couleurs indiquant les départs voulus par services et par postes : noir, tout le service part. Rouge, presque 100% des salariés sont concernés. Orange, la moitié est concernée. Vert, le service n’est presque pas touché.

« Toutes les réunions commençaient par le contexte : Free est méchant, le contexte économique est dur, blablabla. Avant Free c’était Orange, et dès que Free est arrivé, c’était Free. Il y a toujours un méchant. »

— Nantes

Il estimait également les droits auxquels pouvaient prétendre les salariés en cas de départ : les primes selon le projet de formation ou de création d’emplois, les possibilités de conserver son emploi en changeant de services, ou le suivi prodigué par SFR entre autres. Plusieurs réunions internes ont été organisées afin de présenter le PDV et ses conditions « grosso modo » selon Lyon qui indique que « les informations étaient toujours ‘à confirmer’ » et étaient présentées en « des termes où l’on restait dans la supposition ».

Ce livre 2 servait donc à constituer le plan opérationnel des départs prévus pour mai/juin, et ce malgré le manque d’informations concrètes. On pouvait cependant « vous proposer une place garantie, d’être prioritaire, si vous vous portiez candidat au départ dès le mois de janvier 2017 » indique Nantes. Entre janvier et juin, avant donc que le livre 1 ne soit officiel et validé, il était possible d’effectuer « un départ en gestion prévisionnelle des emplois et des compétences », et ainsi passer dans les premières commissions de validation. SFR se voulait rassurant : « si vous partez en juillet mais que vous vous êtes plantés, vous pouvez revenir. Vous n’êtes plus payés par SFR, on suspend. Et vous pouvez revenir si vous voulez revenir. Si vous trouvez un emploi, vous pouvez partir, sinon la porte reste ouverte » aura été le discours entendu par notre source.

Une communication opaque

« Pleins de gens sont partis sans rien savoir, puisqu’entre janvier et juin le livre 1 n’était toujours pas sorti et vous partiez sur la promesse que ce serait comme le premier PDV, pas moins » nous apprend Nantes, poussant à l’incompréhension lorsque le livre 1 est finalement paru : « SFR s’engageait pendant 2 ans à verser un complément à hauteur du salaire chez SFR. Et puis, quand c’est arrivé, on a répondu [aux salariés partis avant le livre 1] ‘ah bah non trop tard il y avait un délai à respecter’ ».

« Attendez, à droite vous me dites blanc, votre conseiller me dit bleu, la RH me dit noir, et dans votre livre c’est écrit rouge »

Naturellement, certains se sont plaints de ne pas avoir été prévenus. « Non, c’était pas écrit sur les fiches qu’on donnait aux gens. Ça a été modifié après coup, donc les gens les avaient imprimés en juillet, en septembre, et ça avait été modifié en novembre. Ou alors il manquait le formulaire X, Y… ». Le manque de logique des papiers administratifs est également accusé : « il fallait faire la demande un mois à compter de la date de ‘mise en oeuvre du projet’, puis, trois pages plus loin, la date c’était en fait la date de fin de contrat, qui est le lendemain de ton préavis, faut savoir ». « Dans la petite fiche offerte au départ, il n’y avait pas cette notion. Il n’y avait marqué aucun délai, juste marqué qu’il fallait envoyer vos fiches de paie et attester que vous étiez bien pris en CDI après votre période d’essai ».

L’incompréhension était totale entre l’entreprise et les salariés : « attendez, à droite vous me dites blanc, votre conseiller me dit bleu, la RH me dit noir, et dans votre livre c’est écrit rouge ». Une incompréhension partagée entre tous les sites interrogés : « on nous a laissé dans la nature, complètement livrés à nous-mêmes, même les consultants ne nous aidaient plus » raconte Marseille.

Des réunions internes, il y en a bien évidemment eu. Sur Paris, les syndicats ont organisé plusieurs réunions en amphithéâtre, dont une en présence de Florence Cauvet, directrice exécutive des ressources humaines pour Altice France. Notre source sur cette région nous raconte qu’une femme âgée y a pris la parole pour déclarer qu’à son âge, SFR la forçait à être à la rue… avant d’évoquer des pensées suicidaires.

Se battre pour fuir

Un départ volontaire pas si volontaire ? Lyon nous donne en exemple un RH descendu de Paris pour l’occasion lui ayant indiqué « tu démissionnes si t’acceptes pas ». « Les conditions de départ sont exceptionnelles, il n’y aura jamais de conditions comme ça à l’avenir, dans les autres sociétés c’est beaucoup moins » et « regardez vous allez avoir un petit chèque assez sympa » sont autant de discours entendus par Nantes. Notre source à Marseille ressent qu’elle a été « forcée à partir ».

« Tu vas travailler pour autre chose, travailler plus, mais tu seras payé moins »

« C’est un peu comme une secte, on vous bourre tellement le crâne. Un an avant vous ne vouliez pas perdre votre CDI, un an plus tard il faut que vous partiez », c’est ainsi que Nantes résume la situation. Une grande majorité des salariés s’est donc tournée vers le plan de départ volontaire, de peur de manquer ces conditions dites « exceptionnelles » et les avantages qui y étaient liés.

Si vous souhaitiez rester chez SFR malgré tout, il était possible de trouver une place dans un autre secteur, parfois totalement éloigné de vos compétences et loin de vos prétentions salariales : « tu vas travailler pour autre chose, travailler plus, mais tu seras payé moins » comme le présente Marseille. Dans ce contexte, nombreux ont été ceux à choisir le plan de départ volontaire. Or, celui-ci avait un quota limité par services.

Monter son dossier

La formation et la création d’entreprise, deux moyens d’intégrer ce plan de départ volontaire. « Beaucoup ont fait une création d’entreprise bidon pour pouvoir partir » raconte Paris. Ces deux routes réclamaient naturellement de monter un dossier pour présenter son futur projet de vie à la commission de validation. SFR a organisé à cette occasion des ateliers en interne sur la création d’entreprise, les CV, gérer le stress. Le cabinet Alixio a également été réquisitionné afin d’aider les employés dans leur transition.

« Des dossiers plein de paperasses, validés par le cabinet de reclassement, puis validés par plusieurs niveaux, des recommandés à envoyer, des confirmations constamment »

Alors, « des gens se sont cherchés des vocations, des projets. Pas parce qu’ils voulaient partir, mais parce qu’ils ne voulaient plus rester », une nuance que Nantes souligne. Monter son dossier n’était cependant pas de tout repos, avec « des dossiers plein de paperasses, validés par le cabinet de reclassement, puis validés par plusieurs niveaux, des recommandés à envoyer, des confirmations constamment ».

Un ressenti partagé par Lyon : « On est novice, on ne connaît pas. J’ai jamais été créateur d’entreprise, j’ai toujours été salarié, nous demander de faire une projection sur trois ans… Bah oui, je me pose certaines questions. Aidez-moi, dites-moi ce que je dois faire exactement ».

« On m’a proposé de mettre des choses dans mon business plan qui ne me correspondaient pas, comme citer Le Ministère des Affaires Étrangères en concurrent direct [ndlr : pour être importateur d’affaires]. Je vais pas vendre des Airbus ! »

— Lyon

C’est là le rôle du cabinet Alixio, dont l’apport est vivement critiqué : « fallait remplir ce document, avoir son business plan pour être validé en commission, et puis voilà tout allait bien. On vous mettait des deadlines et de la pression, mais il manquait quelque chose. […] On ne prenait pas compte de vos envies ou de votre situation, il fallait rentrer dans le formulaire ». L’interrogé le résume ainsi : « ça n’était que de l’administratif, ni plus ni moins », une vision partagée par Marseille. Plus tempéré, Paris indique qu’ « ils sont trop peu nombreux, et y a trop de personnes à gérer ».

« Certains ont lâché l’affaire, en disant je m’assieds sur un chèque, pour certains à 6 chiffres, et je pose ma démission »

Une pression administrative lourde pour les salariés. « Certains ont lâché l’affaire » confie Paris, « en disant je m’assieds sur un chèque, pour certains à 6 chiffres, et je pose ma démission […] Ils ne supportaient tout simplement plus ». Les autres, en manque d’informations depuis le début du PDV, se sont retrouvés au sein d’un groupe Facebook afin de s’entraider : les coulisses du PDV. Ce groupe n’est ouvert qu’aux personnes de SFR ayant subis la PDV, les demandes d’inscription sont donc soumises à validation. C’est en partie grâce à celui-ci que les salariés ont pu donner du sens à toutes ces démarches, et ainsi profiter enfin du plan de départ volontaire.

Rester et subir

Il existe un autre choix : rester. C’est celui que SFR a fait pour Paris, puisque son service était dans le vert : presque intégralement conservé. « On savait qu’il y avait des quotas selon les services. Ce qu’ils cachaient, c’était l’après ». L’équipe a en effet été reprise par Intelcia, l’une des entreprises auxquels fait appel SFR pour son service client désormais. « Intelcia, on sait ce que c’est » ironise Paris, l’entreprise ayant pour réputation de privilégier la quantité à la qualité : « Intelcia, c’est production d’abord. Limite tout le monde ne va pas aux toilettes ensemble, la quantité avant la qualité et l’humain, si tu vas aux toilettes tu dois prévenir ton responsable ».

« Vous, vous avez été trop gâtés. Maintenant, c’est charbon, charbon, charbon »

« Dans mon service, il n’y avait que 2 ou 3 personnes qui pouvaient partir. Les dossiers ont été faits rapidement, et on s’est retrouvé bloqué ». La nouvelle a été dure à digérer pour l’équipe qui s’est sentie « piégée, abandonnée et effrayée » par la perspective de cette nouvelle vie. Selon Paris, le message était clair : « vous, vous avez été trop gâtés. Maintenant, c’est charbon, charbon, charbon ». Le renouvellement des quotas en septembre 2017 leur aura permis de s’enfuir, pour retomber sur les mêmes travers que les autres.

La vie après SFR

L’enfer administratif

Dossier enfin validé par la commission, départ acté, tout est bon ? Loin de là. L’enfer administratif ne fait finalement que commencer, comme nous le pointe du doigt toutes nos sources. « Les fiches de paie arrivent en retard, les virements arrivent en retard, les gens qui restent ne sont pas payés parce que la paye a trop de travail » nous dévoile Nantes.

« D’octobre à février, j’ai vécu dans la précarité »

Marseille aura dû attendre 6 mois avant de toucher l’intégralité de sa somme, la moitié étant manquante auparavant. Erreurs sur les fiches de paie, mal-versements du soldes tout compte, la machine SFR est tout simplement enraillée. Une situation d’autant plus difficile que certains, comme Lyon, ont absolument besoin de ces papiers pour survivre : « je ne recevais plus mes fiches de paie, ça m’a suspendu ma pension d’invalidité. […] D’octobre à février, j’ai vécu dans la précarité ».

« Sur le PDV 1, un ami proche qui avait un projet d’entrepreneuriat à l’étranger comptait vraiment sur son chèque. […] Il est parti, a signé en juin ou juillet, et prenait l’avion fin juillet pour monter sa société. […] Il n’a pas eu son chèque tout de suite, mais il n’a pas eu son salaire de préavis non plus. Il s’est retrouvé au pays sans rien. Juillet, août, pas de salaires. Septembre, ils ont fait un rattrapage. Novembre, il a eu le chèque. Dans son rétroplanning d’entreprise, il a dû tout décaler. […] Son but, c’était d’ouvrir son restaurant assez tôt pour profiter de la Coupe du Monde. »

— Paris

Nantes connaît une situation similaire : « quand je suis arrivé chez Pôle Emploi, on s’est rendu compte que les attestations étaient pleines d’erreurs. À ce jour, je n’ai toujours pas d’aides et on me demande de leur envoyer mes dernières fiches de paie parce que l’attestation employeur n’est pas bonne. Si on se base sur celle-ci, je vais avoir des cacahuètes ». Une situation qui bloque également l’avenir vu par SFR pour ses salariés partis, puisque sans la validation du Pôle Emploi, il n’est pas possible de bénéficier des aides à la création d’entreprise ni même simplement porter sa mutuelle.

« Parfois, SFR n’envoyait pas pendant 3, 4 mois le fameux papier jaune pour les ASSEDIC » révèle Paris. Or, sans ce papier, pas de chômage possible et donc plus de revenus mensuels pour de nombreuses personnes malgré la perte d’emploi. Obligation, pour ceux qui peuvent en profiter, de taper dans les économies obtenues grâce au PDV, une démarche même préconisée par les RH en interne selon Marseille.

« On considère qu’on a pris le choix le moins pire »

Ce n’est toutefois pas un chèque miracle, comme le rappelle Nantes : « c’est des sommes énormes, et on est conscient que c’est une chance par rapport à d’autres entreprises et des licenciements plus secs. Mais ce n’est pas avec un chèque que vous allez cotiser à la retraite, que vous allez avoir un emploi jusqu’à votre retraite et que vous allez pouvoir vivre correctement après ». Comme le souligne Paris, « on ne nous offrait pas le choix du roi. […] On considère qu’on a pris le choix le moins pire ».

De la difficulté de l’après SFR

« Les gens se disent ok, ils partent, ils prennent un bon chèque, et après voilà il vont retrouver un autre boulot » avance Paris, mais la situation n’est pas aussi manichéenne. Comme reporté plus tôt, les salariés de SFR ont été avant tout formés à la méthode SFR, une méthode bien particulière à l’entreprise avec des outils (en DOS notamment) qui ne sont pas utilisés globalement dans le domaine du service client.

« On a une étiquette service client SFR, où l’entreprise n’a pas une bonne presse »

De là naît un décalage selon Paris : « quand beaucoup de gens ont commencé à aller chercher un boulot identique, ils étaient au dessus des 2000 euros ». Une prétention salariale qu’il faut pouvoir argumenter, ce qui n’est pas le cas : « savez-vous utiliser SAP [ndlr : un logiciel très utilisé dans le service client] ? Non. Savez-vous utiliser le pack Office parfaitement ? Non. […] Des gens qui ont plus de 10, 15, 18, 20 ans d’ancienneté ne savaient utiliser que des outils propres à SFR. SFR ne les a pas formé à voir ailleurs. […] Je suis hyper bien payé à ne rien savoir faire, purement formé à l’outil SFR ».

Exemple d’un logiciel DOS

« Mon expérience ne m’aidera pas à rebondir dans le projet que j’ai aujourd’hui » annonce Lyon. S’il s’éloigne du service client pour une activité plus commerciale, le sentiment reste que SFR fait tache sur un CV comme le précise Nantes : « on a une étiquette service client SFR, où l’entreprise n’a pas une bonne presse ». Dans une conjoncture économique où trouver un emploi n’est pas des plus facile, c’est là autant de difficultés qu’il est presque impossible à surmonter.

La lutte juridique ne fait que commencer

Loin d’être une première

C’est dans ce contexte qu’apparaît Maître Romain Geoffroy. Avocat montpelliérain fondateur de la société d’avocats en droit du travail ORA Avocats, il a déjà croisé le fer avec SFR dans des circonstances similaires. En 2007, l’opérateur avait déjà lancé un plan de départ volontaire sur le centre d’appel de Toulouse. Appelé par le comité d’entreprise représentant les 700 salariés du site, puis d’autres sites SFR en France touchés par la procédure, il a pu plaider la notion de « perte de chances » en justice et prouver que l’entreprise était coupable de la perte d’emplois de quelques 2000 salariés. Après avoir gagné en cassation en juin 2014, il estime que 35 millions d’euros auront été versés par l’entreprise dans cette affaire.

« Ça se fait principalement entre deux personnes : l’avocat de Drahi, et moi »

Vient le plan de départ volontaire qui nous intéresse aujourd’hui. Des salariés ayant déjà subi le premier plan ont tout simplement contacté les employés actuels de SFR pour les prévenir que la démarche semblait la même que la leur. De là, Romain Geoffroy se retrouve une nouvelle fois en lutte contre l’acteur télécom possédé par Patrick Drahi. Une situation qu’il n’a pas cherché lui-même : « c’est un peu venu comme ça, et ce ne sont pas les plus simples parce qu’il y a une sacrée armada juridique en face. Au début, on se laisse un peu impressionner et puis bon, quand on a beaucoup gagné contre eux, on s’aperçoit que c’est un combat d’idée. Ça se fait principalement entre deux personnes : l’avocat de Drahi, et moi ».

Nouveau dossier, mêmes problèmes

« Vous imaginez bien que l’on a pas subitement eu, en 2017, 5000 personnes qui se sont découvertes des envies de reconversion professionnelle ». C’est en ces mots que l’avocat me présente le problème du recours au mécanisme du plan de départ volontaire (PDV) de SFR, « un mécanisme très peu voire pas du tout encadré juridiquement puisqu’il n’y a pas de texte qui réglemente le plan de départ volontaire ».

« Des accords qui de toute manière n’ont pas eu au final de valeur juridique »

Si, comme nous le disions plus tôt, la pensée derrière l’existence du PDV n’est pas nocive, son recours de manière massive est ce qui dérange Maître Geoffroy : « ce qu’il se passe, c’est qu’il y a une fraude globale à la volonté individuelle. On fait croire aux gens que le poste va disparaître pour des raisons diverses et variés, et ces raisons-là supposent la mise en place d’un plan social et non pas d’un plan de départ volontaire ». Le problème est donc « pris à l’envers » selon l’avocat : plutôt que de faire un plan social pour que SFR se sépare des salariés en règle, on pousse les salariés à se séparer de SFR.

Pourquoi les syndicats ont signé un tel accord auquel cas ? « Dans le discours initial, les représentants syndicaux ne sont pas avocats, ne sont pas juristes », il n’est donc pas étonnant selon l’homme de loi que ces papiers finissent par être signés quand SFR explique aux syndicats « que ça va mal, qu’il faut délocaliser et qu’on va pas s’en sortir ». Une situation qui est, encore une fois, analogue au PDV de 2007 où « ils ont arraché des accords à des syndicats ultra minoritaires à qui ils ont clairement donné des avantages divers et variés pour arracher des accords qui de toute manière n’ont pas eu au final de valeur juridique ».

Un chantage économique

En faisant appel au PDV, SFR a « utilisé l’artifice de la reconversion professionnelle pour envoyer des gens au chômage » selon Maître Geoffroy. L’entreprise fait « peser sur un tier de sa collectivité de travail la responsabilité de remonter sa situation économique à un niveau qu’elle estime acceptable. […] On est dans une logique purement économique ».

« Des obligations de maintien de l’emploi et des engagements de maintien de niveau d’employabilité des collaborateurs qui ont été violés allègrement »

Pourtant, « SFR gagne de l’argent et va bien ». C’est donc pour lui du « chantage économique » : « dépêche-toi, dépêche-toi parce qu’en plus, il n’y en aura pas pour tout le monde ». L’accord collectif en lui-même est plus que discutable : « dans la même page, j’ai trois volets de l’accord collectif qui sont totalement contradictoires. Mais j’ai surtout des obligations de maintien de l’emploi et des engagements de maintien de niveau d’employabilité des collaborateurs, qui ont été violés allègrement par la mise en place du PDV ». Une situation une nouvelle fois similaire à 2007.

« Faut pas se faire d’illusion : les centres d’appel vont être maintenu. Simplement, ils vont être maintenu au Maroc ou ailleurs, ce n’est d’ailleurs pas pour rien que vous avez maintenant des services clients qui précisent que leur service est en France »

Malgré tout, il ne s’agit pas là d’un dossier simple à défendre. Et pour cause : Maître Romain Geoffroy a « ouvert une voie juridique », dans le sens où le PDV n’avait pas été aussi ouvertement critiqué jusque là comme un mécanisme juridique dysfonctionnant. « Sur des dossiers comme ça, on fait de la politique juridique, c’est-à-dire qu’on expose au juge un dysfonctionnement du système et on propose au juge des solutions. […] Moi, j’ai proposé la solution de la perte de chances, parce qu’en violant les obligations conventionnelles du maintien de l’emploi et de l’employabilité, plus le consentement des salariés, il m’a paru logique de proposer, mais compliqué techniquement, au juge de valider que si les salariés n’avaient pas été forcés à signer un PDV, ils auraient été maintenu dans leur emploi. Et donc, en intégrant frauduleusement ces PDV massifs, ils perdaient une chance d’être maintenu dans leur emploi. Peut-être que 5 ans, 10 ans plus tard, ils y seraient toujours si on ne les avait pas conduit à les signer frauduleusement ».

« SFR renvoie sur la collectivité la responsabilité de financer son réseau »

En France, il n’existe pas de mécanisme légal permettant de détruire de l’emploi pour des raisons d’économie, contrairement à d’autres pays dans le monde. Ce type de mécanisme impacterait la collectivité : « il faut bien comprendre que quand on détruit de l’emploi, les salariés vont au chômage. Et ce sont les employeurs et les salariés qui payent les cotisations chômages. C’est-à-dire que SFR renvoie sur la collectivité la responsabilité de financer son réseau. […] Pour eux, c’est gagnant de tous les côtés ».

Lutter contre le PDV

Plus qu’une lutte contre SFR, Maître Geoffroy s’attaque aux abus du plan de départ volontaire, qui n’est pas réglementé : « vous ouvrez le code du travail, vous regardez plan de départ volontaire, ça vous envoie à un article du début des procédures de licenciement économique collectif et puis c’est tout. Il n’y a strictement aucun alinéa, aucun article qui le réglemente : ce n’est que de la jurisprudence ». Un vide juridique qui amène à cette lutte contre SFR aujourd’hui : « ils n’ont pas vu le loup, et le loup est bien dans la bergerie actuellement ».

Pas étonnant donc que plusieurs anciens salariés subissant le nouveau PDV soient désormais en contact avec Maître Geoffroy, bien que le nombre exact ne soit pas connu. Parmi nos sources, Marseille a fait appel à l’avocat et indique vouloir aller « jusqu’au bout de la procédure quoi qu’il en soit. Je ne sais pas si l’on va gagner ou perdre, mais coûte que coûte je serai solidaire et ne laisserai pas passer ce que SFR nous a fait ».

« On repart en guerre, et cette fois on y va avec toute l’expérience qu’on a acquise pendant 10 ans »

Nantes et plusieurs de ses collègues ont aussi fait appel à lui pour des problèmes de non-respect des engagements et des documents, et c’est l’avocat qui leur aura fait prendre conscience du fait que l’affaire était bien plus grande que cela. Lyon nous indique s’y intéresser et que « si [le dossier] ne part pas avec maître Geoffroy, il partira automatiquement ailleurs ». Pris dans sa formation, Paris n’a pas encore pu pleinement se pencher sur la question, mais c’est « en cours ».

Maître Geoffroy n’est en tout cas plus impressionné par SFR, et part confiant : « ils me refont le coup. Je les ai déjà fait condamner à plus de 30 millions d’euros et ils recommencent en habillant le truc un peu mieux. Donc on repart en guerre, et cette fois on y va avec toute l’expérience qu’on a acquise pendant 10 ans. On va les affronter, et on verra ce que les juges nous diront ».

« Il appartient aux pouvoirs publics de remédier à la situation »

La question de l’utilisation abusive des plans de départ volontaire a également été posée le 19 juin par le député Philippe Huppé à la ministre du travail, un acte salué par Maître Geoffroy qui nous déclarait avant cela que le plan de départ volontaire était « un mécanisme qui est bancal et qui est légal : il appartient donc aux pouvoirs publics de remédier à la situation ». Espérons que cette question trouve comme réponse une évolution du code du travail en ce sens.

D’ici là, l’avocat aura à sa charge de représenter des centaines d’anciens salariés de SFR, voire même des milliers.


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