Nintendo débarque sur le marché des jeux mobiles… Mais oublie les joueurs

 

Mercredi dernier, Nintendo a fait une annonce très surprenante. Le célèbre fabricant de consoles japonais et développeur de franchises mondialement connues a annoncé qu’il allait enfin se mettre au jeu sur mobiles. Mais plutôt que de développer des jeux dans son coin, Nintendo a décidé de s’associer avec une autre entreprise japonaise, DeNA, pour l’épauler dans le développement, dans l’édition et dans la distribution de ses jeux mobiles. Cette annonce et ce partenariat sont-ils une bonne nouvelle pour les joueurs ? À notre avis, pas vraiment. Si Nintendo s’est enfin mis aux jeux sur mobile, c’est essentiellement parce qu’il y est contraint.

Mario smartphone mobile

Nintendo arrive sur les smartphones et les tablettes

Mercredi dernier, Nintendo a convoqué la presse mondiale pour une conférence de presse d’une bonne heure afin d’annoncer son arrivée sur les smartphones et les tablettes et donc se lancer officiellement sur le marché du jeu sur mobile. Cette conférence ne cachait pas une, mais plutôt quatre annonces. La première, et la plus importante, concerne le partenariat passé entre Nintendo et DeNA, qui va donner naissance à des jeux et applications mobiles utilisant les licences de Nintendo. Le constructeur nippon a toutefois bien insisté sur un point : si ces jeux sur mobiles peuvent potentiellement exploiter n’importe quelle série, univers et personnage de Nintendo, il n’est pas question de portage. Une imposante barrière a été dressée : hors de question de retrouver des jeux en provenance de la DS, de la 3DS, de la WiiU ou de n’importe quelle autre console passée ou à venir de Nintendo sur mobile. Les jeux sur smartphones seront spécifiquement conçus pour ces appareils, avec des graphismes et des contrôles adaptés.

nintendo dena

Deux autres annonces ont également été faites, en apparence mineures. La première concerne la mise en chantier d’un service en ligne (un Xbox Live façon Nintendo ?) commun à toutes les consoles de Nintendo, mais aussi les smartphones, les tablettes et les PC. Ce service sera lancé à l’automne prochain et sera développé par DeNA. L’autre annonce, toujours succincte, concerne le partenariat passé entre les deux entreprises japonaises. Nintendo va racheter 10 % du capital de DeNA, tandis que DeNA va acquérir une (toute petite) partie des actions de Nintendo. Une annonce plus importante qu’il n’y paraît, puisqu’elle signifie que Nintendo, en investissant considérablement dans une entreprise spécialisée dans le mobile, prend le marché des jeux sur smartphones très au sérieux.

La dernière annonce de cette conférence a été la plus courte et la plus commentée. Satoru Iwata s’est en effet empressé d’indiquer que Nintendo travaillait actuellement sur une nouvelle console, dont on ne connaît que le nom de code : NX. Cette annonce au sein d’une conférence originellement dédiée au jeu sur mobile n’est pas anodine. Le message est clair : Nintendo a beau s’intéresser au jeu sur mobiles, aux goodies (les Amiibos) ou aux trackers d’activités, il rappelle que son activité principale reste encore de réaliser des consoles.

 

Le marché du jeu mobile a longtemps répugné Satoru Iwata

Seul hic lors de cette conférence : Nintendo n’a pas réellement parlé jeux. Leur seule mention de jeux a dû attendre la session de questions-réponses qui a suivi la conférence. Et cela a été rapide : Nintendo compte sortir son premier jeu sur mobile avant la fin de l’année. Autant dire qu’une conférence sans annonce de jeu, c’est du presque jamais vu. Il semble surtout que cette annonce ne visait pas tant les joueurs que des actionnaires et des investisseurs. Et, de fait, le lendemain de l’annonce, l’action de Nintendo (et celle de DeNA) faisait un bond de 20 %.

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Satoru Iwata (lors d’une conférence de presse en 2012)

Mais alors, pourquoi prendre autant de précautions, s’associer avec une entreprise externe et annoncer une nouvelle console au sein de la même conférence ? La réponse tient en quelques mots : hors aspect financier, Nintendo a toujours rechigné et rechigne encore à se lancer dans le monde des jeux mobiles. Cette réticence ne date pas d’hier. En 2011, le patron de Nintendo déclarait, à propos du jeu sur mobile, ainsi au journal Nikkei :

« Ce n’est absolument pas dans nos projets. Si nous nous y mettons, Nintendo cesserait d’être Nintendo. Le fait de disposer de notre propre équipe de développement hardware est une force. Il est du devoir de la direction d’utiliser ses forces. Se lancer sur le marché du mobile est probablement une bonne décision, dans le sens où au moment où nous commencerions à sortir des jeux, nous réaliserions des profits. Cependant, je pense qu’il est de ma responsabilité de ne pas réaliser des profits sur le court terme, mais plutôt de miser sur les forces de Nintendo à moyen et long terme ».

L’argumentaire de Satoru Iwata est d’ailleurs bien rodé. Pour lui, sur les plateformes mobiles, la quantité l’emporte sur la qualité. Du fait de leurs coûts généralement très bas, les jeux mobiles dévalorisent les jeux vidéo « traditionnels », ceux qui ont été conçus pour des consoles. « Certains, explique Satoru Iwata en 2013 en réponse à un actionnaire lui demandant pourquoi Nintendo ne faisait pas de jeux sur smartphone, disent qu’ils n’ont pas besoin d’une console parce qu’ils peuvent jouer gratuitement ou pour 85 yens (66 centimes d’euros, ndlr) par jeu sur smartphone. Nous pensons que ni Nintendo ni aucune de nos consoles ne méritent d’exister si nos jeux ne procurent pas un plaisir incomparable à nos clients. Quelque chose que les jeux gratuits ou à 85 yens ne parviennent pas à réaliser ». Nintendo, ne l’oublions pas, est toujours le leader incontesté des consoles portables avec ses DS, 3DS et maintenant sa New 3DS. Le jeu sur mobile est pour lui un concurrent et se lancer sur ce marché reviendrait tout simplement à cannibaliser ses ventes de jeux pour consoles.

 

L’après-Wii a été une période difficile financièrement pour Nintendo

Remettons les choses dans leur contexte. Lorsque Satoru Iwata a prononcé ces phrases, il pouvait encore se permettre d’ignorer les plaintes de ses actionnaires qui trouvaient que Nintendo était trop timoré. Nintendo, au début de la décennie 2010, sortait tout juste des années fastes de la Wii et de ses 70 millions de ventes. Tous les indicateurs financiers de Nintendo étaient au vert et la WiiU devait prendre le relais de la Wii tandis que la 3DS assurerait la transition avec la DS. Les deux consoles se sont rapidement révélées décevantes du point de vue des ventes, particulièrement pour la WiiU, ce qui a eu un impact important sur les finances du constructeur nippon. Pour la première fois en 15 ans, entre 2011 et 2014, le profit opérationnel de Nintendo était négatif. Comme l’explique Gamekult dans cet excellent article consacré à l’avenir de Nintendo, ces années de pertes n’ont pas mis la société en danger, mais ont considérablement réduit l’influence de Satoru Iwata auprès des actionnaires de la société. « En juin 2013 », explique Gamekult,  « plus de 76 % des actionnaires de Nintendo approuvaient son maintien à la tête de la société. Un score qui n’est pourtant pas très bon : un an auparavant, Iwata récoltait plus de 90 % des suffrages, et en 2010 c’était presque 97 % des actionnaires qui le soutenaient ».

Graphiques issus de l’article « Comment Nintendo compte s’en tirer ? » sur Gamekult.com

Ce qu’il faut comprendre, c’est que la décision de Nintendo d’aller vers le mobile s’explique essentiellement par ce contexte financier et non par une réelle volonté de la part de Big N d’aller sur le mobile. Iwata a dû faire des compromis. Comment se lancer dans les jeux sur mobile sans mettre en péril le cœur de métier du constructeur de console ? La solution a été de nouer un partenariat avec une entreprise externe dont c’est le travail. Et sans surprise, c’est bien vers une autre société japonaise, DeNA (prononcez Di-Ene-Ai, ou DNA pour ADN en français), que s’est tourné Nintendo. L’accord passé avec DeNA est pour l’instant assez flou. Officiellement, Nintendo et DeNA doivent développer conjointement les jeux sur mobiles. Dans les faits, on ne sait pas exactement comment cela va se dérouler. Nintendo va-t-il simplement se contenter de superviser le travail des développeurs de DeNA ou va-t-il réellement s’impliquer dans le développement des jeux ? Lors de la présentation de ses activités, lors de la conférence de presse, DeNA a nettement insisté sur son rôle de spécialiste des marchés mobiles et sur sa capacité à mettre en avant les différentes propriétés intellectuelles de Nintendo. Un discours très flou qui n’est pas sans créer de nombreuses craintes.

dena logo

Il suffit tout simplement de jeter un œil à son catalogue de jeu pour se convaincre que le pire est peut-être à venir. DeNA est en effet spécialiste du free to play, ces jeux gratuits au téléchargement mais rapidement limités et nécessitant de passer par des achats in-app pour en profiter pleinement. À vrai dire, Nintendo n’a pas vraiment eu le choix, tous les principaux acteurs du jeu sur mobile sont aujourd’hui obligés de passer par la case free to play. Et il est impossible en l’état de juger ces futurs jeux sans savoir exactement de quoi il retourne. Nintendo a toutefois laissé des indices ces derniers mois : les applications et jeux sur mobiles doivent avant tout promouvoir les licences de Nintendo, permettre de sensibiliser un nouveau public, plus jeune, à ses univers et permettre à la marque d’être présente sur un marché en très forte croissance. Des enjeux considérables dans un monde où jusqu’à présent aucun acteur n’a réussi à maintenir son leadership (vous vous souvenez de Zynga ?).

 

Et les joueurs dans tout ça ?

Il y a deux façons de voir l’arrivée de Nintendo dans le monde du mobile. L’option positive, défendue par Oscar Lemaire dans son récent article de Gamekult, veut que l’aura de Nintendo, son catalogue de licences solides et son incroyable capacité à rebondir lui permettent de percer sur ce marché très compétitif. La mienne est plus pessimiste. Comment avoir confiance en une société qui a si longtemps refusé de se lancer dans le jeu mobile, qui s’associe à un grand éditeur de jeux free to play et qui refuse jalousement de porter le moindre de ses jeux sur mobile ? Comment, en tant que joueur, pourrais-je avoir confiance en la capacité de Nintendo de me « procurer un plaisir incommensurable » alors que ce dernier s’est associé avec un éditeur de jeux free to play agressifs ? Surtout, et c’est ce qui explique peut-être autant ma méfiance, pourquoi cette annonce ne m’a pas fait rêver ? Il n’en aurait pas fallu beaucoup : une image de Link, une capture floue de Mario Kart voire un simple Pikachu sur un écran de smartphone auraient commencé à éveiller mon imagination. Or Nintendo a promis qu’il ne produirait aucun portage de ses jeux actuels, alors même que la base de ses fans, ceux-là même qui font fi de l’illégalité de la chose en installant des jeux piratés sur le web sur leur téléphone via des émulateurs, n’attend qu’une chose : un Mario Kart, un Super Mario ou tout autre titre de légende à retrouver sur mobiles.

new super mario bros 2

Finalement, ce que je reproche à Nintendo, c’est d’avoir pensé à ses investisseurs avant ses joueurs. Le fait que Satoru Iwata ait montré tant de réticence (et, osons le mot, de mépris) à aller sur le marché du jeu mobile et que Nintendo sorte d’une période financière difficile peut facilement être considéré comme du pur opportunisme et non comme l’envie de faire plaisir à ses joueurs. J’ai encore en tête les quelques jeux de Sega sur mobile. Et la dernière chose à laquelle j’aimerais jouer sur mon mobile, c’est bien un Mario Jump Fever moisi et bourré et d’achats in-app. Si Nintendo ne veut pas passer pour un énième éditeur ratant son entrée dans le monde du jeu sur mobile, il a l’obligation de nous éblouir pour son premier jeu. On devrait être fixé avant la fin de l’année.


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