« Uber Files » : que contiennent les 18 gigaoctets de ce dossier sulfureux ?

En voiture pour les révélations !

 

« Le Monde », Radio France et une quarantaine de médias internationaux ont eu accès à des gigaoctets de donnée provenant de l'entreprise américaine Uber. On y découvre des manœuvres pour faire plier les législations de différents pays dont la France afin de mieux implanter son activité, de manière parfois à la limite de la légalité.

Source : Tingey Injury Law FirmUnsplash

Après les Facebook Papers, c’est au tour d’Uber de passer au crible. The Guardian a eu accès à plus de 124 000 éléments (mails, contrats, documents confidentiels, SMS, notes internes, etc.) émanant d’Uber et datant de 2013 à 2017. On y découvre comment l’entreprise de VTC a négocié son implantation dans plusieurs pays dans la France avec des méthodes parfois à la limite de la légalité.

Lobbying, négociations, pratiques à la limite de l’éthique : le tout émane des 18 gigaoctets de données récupérées par le quotidien britannique et partagées avec une quarantaine de médias à travers le monde, dont Le Monde et la cellule investigation de Radio France, au sein du consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) qui avait déjà révélé les Panama Papers ou les Pandora Papers sur les paradis fiscaux.

1850 « parties prenantes » dans plus de 30 pays

Si désormais on ne parle plus que d’ubérisation du moindre secteur, c’est un peu (beaucoup) à cause de la firme créée par Travis Kalanick, ancien patron controversé du service de transport avec chauffeur américain. Uber est devenu un géant des VTC parti à la conquête du monde à la vitesse de l’éclair. Et les documents transmis au Guardian éclairent sur cette percée sans précédent.

Travis Kalanick, le fondateur de la plateforme VTC // Source : Uber

Cette fuite de centaines de milliers de documents baptisée Uber Files permet de comprendre comment l’entreprise a eu recours à tous les subterfuges possibles pour obtenir gain de cause, ajuster les législations selon ses besoins, obtenir des prêts de banques russes douteuses, faire pression sur ses chauffeurs ou nouer des alliances parfois peu recommandables. Cela concerne autant la France que les États-Unis, les Pays-Bas ou encore l’Afrique du Sud. Mais la recette reste partout la même.

On apprend ainsi qu’Uber avait établi une liste de 1850 « parties prenantes » dans plus de 30 pays. Il s’agit de fonctionnaires en exercice ou anciennement en poste (une ex-vice-présidente de la Commission européenne par exemple), de groupes de réflexion, de citoyens, d’anciens collaborateurs de présidents dont ceux de Barack Obama et Vladimir Poutine. La liste comprend aussi les noms d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie (2014-2016) de Benyamin Netanyahou, ex-Premier ministre israélien, ou encore Toomas Henrik Ilves, président de l’Estonie de l’époque.

Xavier Niel, Emmanuel Macron et Bernard Arnault parmi les personnalités visées par le lobbying

Car le but de l’entreprise était bel et bien de s’implanter en force dans un maximum de pays à travers le monde, qu’importent les réglementations en vigueur ou le besoin d’une licence. C’est par le lobbying que la société va asseoir sa politique d’exportation coûte que coûte.

En 2016, 90 millions de dollars y seront consacrés, rapporte France Info, notamment pour attirer des « investisseurs stratégiques » au rang desquels figurent notamment Bernard Arnault (LVMH) et Xavier Niel (Free). « Nous n’avons pas besoin de leur argent en soi. Mais ils pourraient être des alliés utiles pour gagner la France », écrit alors dans un email Pierre-Dimitri Gore-Coty, directeur général du groupe en Europe de l’Ouest, en référence à Bernard Arnault.

En échange de participations dans l’entreprise ou de commissions, Uber aurait mis en place un réseau fort de lobbyistes et conseillers. Et pour porter son argumentaire, Le Monde explique aussi que le groupe américain a fait appel à des experts et économistes comme Nicolas Bouzou et Augustin Landier afin de prendre sa défense dans les médias, mais aussi d’appuyer des études — souvent sur mesure — qui allaient dans son sens, argumentant sur les « milliers d’emplois créés » et une nouvelle économie qui se met en place.

« Kill Switch » ou comment se mettre à l’abri d’une enquête

En 2011, Uber est déjà un géant de la tech et il veut partir à la conquête de la France. Mais la législation française l’en empêche et protège les chauffeurs de taxi. L’entreprise va mettre trois ans avant de trouver la faille, faisant aussi face à de violentes manifestations notamment en 2014. L’Assemblée nationale est contrainte de trancher et ce sera à l’avantage des taxis. La loi Thévenoud est actée pour encadrer les pratiques commerciales des plateformes de VTC et des taxis. Elle interdit notamment le « maraudage » aux VTC qui doivent s’en remettre à des réservations préalables. Mais, là aussi, Uber contourne la loi à peine votée en s’arrogeant le statut de LOTI (transport collectif à la demande) tiré d’une loi de… 1982. Ce n’est qu’en 2018 que la Loi Granguillaume stoppe la pratique pour un statut officiel de VTC.

UberPOP

S’ensuivent alors de multiples enquêtes de la Direction Générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et des manœuvres pour éviter que la police ait accès aux données dignes de romans d’espionnage. Les Uber Files montrent comment Uber avait mis en place un système nommé Kill Switch pour déconnecter les ordinateurs français des serveurs américains et empêcher l’accès à des informations sensibles. L’ordre était alors donné par mail de « tuer l’accès ». En 2017, Dara Khosrowshahi, le nouveau PDG, a officiellement mis fin au dispositif utilisé dans de nombreux pays.

De novembre 2014 à 2016, les autorités françaises vont ainsi se casser les dents à de multiples reprises dans leur enquête sur le service UberPop de covoiturage qui finira malgré tout par disparaître. Il permettait à n’importe quel chauffeur sans licence de transporter des passagers « sur son trajet » officiellement. Mais dans les faits, la DGCCRF estime que cela violait les lois fiscales et s’apparentait à un service de taxi sans autorisation. Interrogés par la ICIJ, de nombreux chauffeurs reconnaîtront qu’ils étaient conscients que leurs pratiques étaient à la limite de la légalité. Il faudra une intervention de Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur en 2015, et la menace d’une amende de 300 000 euros avec deux ans de prison pour qu’Uber arrête définitivement UberPop, neuf mois après le vote de la loi Thevenoud.

La théorie du chaos et du conflit

Mais les Uber Files révèlent aussi une stratégie extrêmement bien huilée en France et ailleurs. Le 29 janvier 2016, Uber essuie un revers avec l’arrêt d’UberPop, de multiples procédures judiciaires et l’annonce de contrôles renforcés pour vérifier que les chauffeurs de la plateforme opèrent dans la légalité. Les taxis se mobilisent un peu partout.

Dans un échange de SMS en interne, Travis Kalanick appelle à la « désobéissance civile » et argue que « la violence garantit le succès », retrace Le Monde. « 15 000 chauffeurs. 50 000 passagers. Une marche pacifique ou un sit-in (…) Si nous avons 50 000 passagers, ils ne pourront rien faire. Je pense que le jeu en vaut la chandelle », écrit alors le patron d’Uber qui veut mettre la pression sur les autorités en profitant des débordements, des « casseurs » ayant été signalés parmi les manifestants. À Barcelone, face à une même situation, le responsable européen du lobbying préconisera l’utilisation de photo de violence pour soutenir la cause d’Uber.

Source : Unsplash / Priscilla Du Preez

Comme à New York contre le maire Bill de Blasio qui voulait limiter le nombre de chauffeurs Uber, la plateforme envisage alors de créer un bouton « UberHollande » ou « UberValls » dans son application qui permet aux utilisateurs d’envoyer un email de récrimination automatique pour soutenir le service. Dans Big Apple, 50 000 messages auraient ainsi été envoyés au maire.

La culture du conflit social, juridique ou financier, du chaos parfois, paraît être bien ancrée dans les mentalités de l’entreprise qui, à travers des milliers de documents, a conscience d’être dans l’illégalité la plus totale, d’exercer des pressions sur les politiques comme les chauffeurs dont les contrats de travail ne répondent à aucune norme nulle part. Il faudra attendre des années avant que le Royaume-Uni ou les Pays-Bas soient couverts par le droit du travail, mais toujours pas aux États-Unis.

« Une pyramide de merde », assumera-t-on en interne pour évoquer les procédures et les contentieux multiples dont « les frais de procédures et les pénalités sont vus comme une charge parmi d’autres. » À chaque fois, dans chaque pays, Uber sort le chéquier. « Vous direz que vous le faites pour le plaisir de conduire des gens », conseille le service VTC à ses chauffeurs UberPop alors payés à l’heure pour se justifier alors que la pratique est interdite en Allemagne et sanctionnée ailleurs.

Emmanuel Macron, partenaire de la première heure

Mais parmi les documents récupérés par l’ICIJ, de nombreux éléments pointent du doigt les relations ambiguës entretenues par Emmanuel Macron et Uber entre 2014 et 2016. Le chef de l’État est alors ministre de l’Économie et il a œuvré en faveur de la société afin d’imposer une dérégulation du marché.

« En un mot : spectaculaire. Du jamais-vu ». C’est par ces mots que Mark MacGann, responsable du lobbying pour l’Europe, résumera le tout premier entretien des responsables d’Uber à Bercy dans un compte rendu interne. « Meeting méga top avec Emmanuel Macron ce matin. La France nous aime après tout. » Une situation inattendue alors que le président François Hollande, le Premier ministre Manuel Valls, Bernard Cazeneuve et surtout le prédécesseur d’Emmanuel Macron, Arnaud Montebourg, sont très hostiles à Uber.

« Je ne vais pas interdire Uber, ce serait renvoyer (les jeunes de banlieue sans qualifications) vendre de la drogue à Stains », avait confié Macron à Mediapart en novembre 2016. Et il ne s’est jamais caché de défendre publiquement Uber, se prononçant contre son interdiction à Paris. Pour l’ICIJ, Macron a été « un partenaire » prêt à écouter les requêtes, que l’on sollicite lors des perquisitions dans les bureaux parisiens. Les Uber Files indiquent ainsi que plusieurs rendez-vous et échanges (au moins 17 relevés) ont eu lieu entre les dirigeants et le ministre jusqu’à son départ du ministère.

Des relations sur fond d’admiration

Mais cela ne suffira pas à empêcher les multiples contrôles de la DGCCRF, institution autonome. Cependant, cela aura sans doute permis à Uber de retrouver les rues de Marseille alors qu’un arrêté d’octobre 2015 pris par le préfet Laurent Nunez en interdisait la présence dans une partie des Bouches-du-Rhône. Arrêté qui sera transformé en renforcement des contrôles pour les chauffeurs non en règle. L’intéressé, proche d’Emmanuel Macron et désormais coordonnateur du renseignement à l’Élysée, assure n’avoir subi aucune pression à l’époque. Pour les dirigeants d’Uber, l’arrêté initial était simplement illégal.

Dara Khosrowshahi, PDG d’Uber depuis 2017 (à gauche) // Source : Uber

Quelques mois plus tard, le ministre, qui paraît vouer une admiration à la réussite de Kalanick, et l’entreprise californienne scelleront « un deal secret », explique Le Monde. Celui-ci simplifierait les conditions d’obtention d’une licence de VTC contre l’arrêt d’UberPop « pour des questions de sécurité des chauffeurs et utilisateurs ». Uber va tout simplement en rédiger les amendements parlementaires proposés aux députés et discutés.

C’est le député socialiste Luc Belot qui les portera à l’Assemblée nationale tels quels « ou légèrement modifiés » pour faire avancer le dossier VTC. Ils seront tous rejetés ou retirés comme prévu, mais le ministre en profite pour annoncer un décret qui en reprendra les grandes lignes. La durée de formation pour l’obtention d’une licence VTC passe de 250 à 7 heures. Le « deal » est scellé, UberPop n’est plus et la colère des taxis diminue. Trois jours après, un nouveau contrôle de police intervient au siège d’Uber à Paris.

Pour l’entourage du président actuel, ces relations entraient dans le cadre de ses fonctions pour lesquelles il était « naturellement amené à échanger avec de nombreuses entreprises engagées dans la mutation des services (…) en dénouant certains verrous administratifs ou réglementaires ». Depuis 2017, les rencontres entre les collaborateurs du chef de l’État et Uber se sont faites plus rares. Seul Khosrowshahi a été convié officiellement au sommet Tech For Good de 2018 à Paris.


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