Le smartphone « Lego » de Google refait surface 10 ans après : c’était du génie, c’était foutu

Un échec magnifique

 
Vous vous souvenez du Project Ara ? Ce smartphone Google où on pouvait changer la batterie, le processeur, l’appareil photo comme des LEGO ? Des vidéos de prototypes ressortent 10 ans après. C’était génial. Ça n’a jamais marché. Et ça nous dit beaucoup sur pourquoi nos téléphones durent 2 ans au lieu de 6.
Source : TikTok / @racoondetectionsquad

Des photos de prototypes du Project Ara refont surface sur TikTok en 2025. Dix ans après l’abandon du projet par Google, on découvre des unités fonctionnelles avec leurs modules interchangeables.

Source : TikTok / @racoondetectionsquad

C’est fascinant, nostalgique, et profondément frustrant. Ce smartphone modulaire incarnait tout ce que l’industrie tech refuse de devenir : réparable, évolutif, anti-obsolescence.

Source : TikTok / @racoondetectionsquad

Et franchement, je comprends pourquoi : Ara était l’idée la plus brillante et la plus condamnée de l’industrie mobile. Brillante parce qu’elle proposait de casser le cycle infernal « acheter-jeter-racheter ». Condamnée parce qu’elle se heurtait à trois obstacles insurmontables : la physique, Android, et notre propre flemme de consommateurs.

Pour aller plus loin
Le projet ARA : ambitieux, écologique et en avance sur son temps

Un smartphone en LEGO, sérieusement

Le concept était d’une simplicité désarmante : un châssis (appelé « endosquelette ») sur lequel vous clipsez des modules interchangeables. Batterie, processeur, appareil photo, capteurs… tout pouvait se remplacer. Votre caméra est morte ? Changez juste le module. Vous voulez plus d’autonomie ? Ajoutez une seconde batterie. Un processeur plus puissant ? Hop, 30 secondes.

Project ARA

Sur le papier, c’était du génie pur. Google promettait trois formats de châssis (mini, medium, large), des écrans de 3 à 6 pouces, et un prix d’entrée ridiculement bas : 50 dollars pour la base, modules en sus. L’idée ? Créer « l’Android du hardware » et proposer un téléphone avec une durée de vie de 5 à 6 ans au lieu des 2 ans habituels.

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Le téléphone modulaire en une image. Un châssis central peut acceuillir des modules standardisés que l’utilisateur peut changer à volonté.

Les modules se fixaient via des aimants électro-permanents (qui n’ont pas besoin d’électricité constante pour tenir) et communiquaient entre eux via le protocole UniPro, capable de transférer jusqu’à 10 Gbit/s. Techniquement, c’était ambitieux. Très ambitieux.

Pourquoi on en rêvait tous (et on avait raison)

Ara était porteur de trois promesses qui faisaient briller les yeux :

L’écologie enfin prise au sérieux. À l’époque (et encore aujourd’hui), l’industrie du smartphone était un cauchemar environnemental. Un composant lâche ? Direction la poubelle, le SAV vous renvoie un appareil neuf. Ara cassait ce cycle : réparer au lieu de jeter. Simple, radical, nécessaire.

L’économie qui suit. Un châssis qui dure 5 à 6 ans, des modules qu’on achète au fur et à mesure de ses besoins réels. Plus besoin de claquer 800 € tous les deux ans pour suivre la course aux specs. Vous upgradez juste le processeur ou la caméra quand vous en avez vraiment besoin.

project ara

La liberté totale. Vous vouliez un clavier physique ? Un zoom optique digne d’un compact ? Deux batteries pour tenir trois jours ? Tout était possible. Ara promettait des milliers de configurations, un téléphone réellement personnel. C’était l’opposé total de l’uniformisation actuelle où tous les smartphones se ressemblent.

Et puis, détail qui compte : Google travaillait avec 3D Systems pour permettre d’imprimer des coques personnalisées pour chaque module. Votre téléphone pouvait être unique. Vraiment unique.

Pour aller plus loin
Projet Ara : Toshiba est en fait l’un des piliers du projet

Trois raisons techniques pour lesquelles c’était foutu

Mais attendez. Tout n’était pas parfait, loin de là.

Android n’était pas prêt. Le problème numéro un : Android 4.4 KitKat (et même les versions suivantes) n’avait jamais été conçu pour gérer du matériel modulaire. Sur un smartphone classique, tous les pilotes sont hardcodés au démarrage. Ara exigeait qu’Android reconnaisse et installe des drivers à chaud, sans redémarrage. Google a bossé sur une version custom d’Android pour 2015, mais ça restait un pari énorme.

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Spiral 2, le second prototype // Source : Frandroid

J’ai eu la chance de rencontrer l’équipe française de BayLibre qui travaillait sur l’intégration logicielle d’Ara. Leur constat était clair : « Android n’a pas été fait pour ça, le hardware était censé être figé« . Modifier les couches basses d’Android pour gérer cette modularité représentait un chantier titanesque.

Les technologies n’existaient pas encore. Les trois piliers techniques d’Ara étaient tous en phase expérimentale :

  • UniPro (le protocole de communication) ne supportait pas encore le hot-plugging en 2014
  • Les broches capacitives M-PHY (10 broches pour faire transiter data et courant) étaient nouvelles
  • Les aimants électro-permanents miniaturisés n’existaient que dans l’industrie lourde, jamais à cette échelle

Google pariait sur la maturation rapide de ces trois techs. Mais miser sur trois paris technologiques simultanés pour tenir une deadline de commercialisation début 2015 ? C’était suicidaire.

La physique est têtue. Le prototype Developer Edition pesait 190 grammes et faisait 12,5 mm d’épaisseur (60 % de plus que les smartphones de l’époque). C’était une brique. Parce que la modularité a un coût : chaque module ajoute son boîtier, ses connecteurs, ses systèmes de fixation. L’intégration poussée des smartphones modernes (tout sur un seul circuit imprimé) existe pour une raison : ça économise place, poids, batterie et coûts.

Le marché n’en voulait pas (et c’est ça le pire)

Mais le vrai drame, c’était nous. Les consommateurs.

Qui allait réellement acheter ça ? Demandez à votre mère de nommer trois composants essentiels d’un smartphone. Elle ne pourra probablement pas. Le grand public n’a aucune idée de ce qui se trouve dans son smartphone. Comment lui vendre un produit qui exige de choisir son processeur, sa RAM, son type d’antenne WiFi ?

C’est le même problème qu’avec les PC à monter soi-même : seuls les geeks s’y intéressent vraiment. Pour le reste du monde, c’est anxiogène et inutile.

Google Ara - BayLibre - FrAndroid - DSC09866
L’intégration du Nvidia K1… un des SoC fonctionnels sur le prototype Ara

Les constructeurs n’en voulaient surtout pas. Samsung, Apple, HTC voyaient leurs ventes déjà stagner en 2014-2015. Ara leur proposait quoi ? Un téléphone qui dure 5 ans au lieu de 2. Autrement dit : une menace directe contre leur business model. Pourquoi aideraient-ils Google à créer des modules alors que ça tuerait leurs propres ventes de smartphones complets ? Depuis, l’Europe a obligé les constructeurs à s’améliorer sur ce point.

Le design était… particulier. Les modules devaient être visibles (c’était le concept), mais le résultat esthétique était divisif. Là où Apple et Samsung polissaient leurs appareils pour les rendre désirables, Ara ressemblait à un prototype d’ingénieur. Et dans un marché où le design compte autant que les specs, c’était problématique.

Pour aller plus loin
10 choses à savoir sur le Project Ara de Google

L’abandon inévitable (septembre 2016)

En septembre 2016, Google annonce l’abandon du projet. À quelques semaines de la sortie de la Developer Edition. Les prototypes étaient prêts, Android avait été adapté, les premiers modules fonctionnaient. Mais Google a coupé court.

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Pourquoi ? Parce que même en limitant drastiquement l’ambition initiale (la version Developer Edition ne permettait plus de changer processeur, RAM ou écran), ça restait trop complexe, trop cher, et pour un marché trop restreint.

Pour aller plus loin
Projet Ara : voilà ce qu’aurait du être le Developer Edition

Le dernier prototype fonctionnait sous Android 7, avec un Snapdragon 810, un écran 5,46 pouces Full HD, et 3 Go de RAM. C’était correct pour l’époque. Mais pour 190 grammes et 12,5 mm d’épaisseur, à côté d’un iPhone 7 ou d’un Galaxy S7 beaucoup plus fins et légers ? Aucune chance.

Ce qui en reste 10 ans après

Alors pourquoi on en parle encore aujourd’hui ? Parce qu’Ara posait les bonnes questions.

L’obsolescence programmée est toujours un fléau. Dix ans plus tard, l’industrie mobile continue de nous vendre des téléphones impossibles à réparer, avec des batteries collées et des composants soudés. Fairphone essaie de perpétuer l’esprit d’Ara avec ses smartphones modulaires, mais sa part de marché reste confidentielle. Le public préfère encore l’iPhone.

Mais les mentalités bougent (un peu). Le droit à la réparation progresse en Europe, Apple a dû accepter l’USB-C, certains constructeurs proposent enfin des pièces détachées. Ara était trop en avance en 2014, mais ses idées font doucement leur chemin.

L’IoT aurait pu en profiter. Comme me le confiait Benoît Cousson de BayLibre à l’époque : « Un module hardware avec une interface normalisée… on peut imaginer des boîtiers électroniques qui pourraient être autre chose qu’un téléphone« . Ara aurait pu être une plateforme technique pour l’Internet des Objets. Mais Google a préféré tout annuler plutôt que de pivoter.

Ara était condamné dès le départ. Trop ambitieux techniquement, trop en décalage avec le marché, trop idéaliste pour une industrie qui gagne sa vie sur le renouvellement constant.

Mais c’était une idée juste. Juste écologiquement, juste économiquement, juste philosophiquement. Dans un monde idéal où les consommateurs comprendraient leurs appareils, où les constructeurs accepteraient de gagner moins, où la physique serait plus accommodante, Ara aurait pu fonctionner.

Le vrai problème d’Ara, ce n’était pas Google. C’était nous. Notre flemme de consommateurs, notre obsession pour des smartphones toujours plus fins, notre incapacité à réparer quoi que ce soit, notre préférence pour la simplicité plutôt que pour la liberté.

Ces vidéos qui ressurgissent 10 ans après sont une piqûre de rappel : on aurait pu avoir des smartphones qui durent, qu’on répare, qu’on personnalise vraiment. On a choisi l’inverse. Et maintenant qu’on commence à réaliser le désastre écologique de ce choix, Ara nous rappelle qu’on avait eu l’option.


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