« Un cercle vicieux » : comment la Chine sabote son propre empire automobile

 
En voulant bâtir à marche forcée la première puissance automobile mondiale, Pékin a enclenché un engrenage devenu quasiment incontrôlable. Subventions massives, production à outrance et guerre des prix ont transformé la réussite industrielle chinoise en bombe à retardement économique. Le rêve d’autosuffisance tourne à la surchauffe.

« L’invasion chinoise ». C’est le grand sujet du moment au sein de l’industrie automobile européenne. Les résultats globaux des constructeurs ne sont pas bons et, parmi les causes de ces chiffres en deçà des attentes, on peut souvent lire qu’ils sont la conséquence d’une « concurrence internationale accrue ».

Autrement dit, les constructeurs chinois proposent mieux pour moins cher et font de l’ombre aux constructeurs dits « traditionnels ».

C’est encore peu palpable en Europe où les mises aux normes en termes de sécurité et la récente hausse des droits de douane font que l’écart entre un modèle européen et chinois est assez minime sur notre marché, mais sur d’autres marchés, à commencer par la marché asiatique, c’est une autre histoire.

Toujours est-il que la Chine inonde le monde de ses voitures (électrifiées ou non d’ailleurs) et est devenue depuis deux ans le premier exportateur mondial de voiture, devant le Japon. Oui mais sauf que derrière ces chiffres se cachent une réalité que Pékin ne souhaite pas forcément révéler au grand jour.

Sur les hauteurs de Chengdu, au cœur d’un centre commercial rutilant, un vaste showroom affiche des remises que l’on croirait sorties d’un film de science-fiction. Une Audi locale vendue à moitié prix, un SUV sept places de la marque FAW proposé l’équivalent de 18 900 euros (soit plus de 60 % de réduction par rapport au prix initial) et des allées entières où des milliers de véhicules attendent preneur.

À première vue, le client chinois semble vivre son âge d’or. En réalité, cette abondance cache un déséquilibre : la Chine produit beaucoup trop de voitures. Et cette surproduction menace aujourd’hui de plonger la première puissance automobile mondiale dans une crise systémique. Explications.

Une réussite devenue piège

Depuis 15 ans, Pékin a fait de l’automobile un pilier de sa puissance industrielle. Subventions massives, crédits d’impôts, terrains de constructeur quasi gratuits pour les usines : tous les leviers de l’État ont été actionnés pour bâtir une industrie capable de dominer le monde et, surtout, de supplanter les constructeurs occidentaux dans la course à la voiture électrique.

L’objectif affiché en 2017, dans le « Medium- and Long-Term Development Plan for the Automotive Industry », paraissait visionnaire : produire 35 millions de véhicules par an d’ici 2025 et devenir le leader incontesté des nouvelles mobilités.

En 2024, la Chine n’en était pas loin : 31 millions de véhicules produits, deux fois plus que les États-Unis. L’industrie nationale a effectivement dépassé ses rivales étrangères. Mais derrière ce succès se cache une part un peu plus sombre. Car cette production record ne répond plus à la demande réelle du marché, mais à des objectifs politiques de croissance fixés venus d’en haut.

Chaque province veut sa part du gâteau. Attirer un constructeur, c’est créer des emplois, générer des recettes fiscales et, surtout, afficher sa loyauté envers le régime. Dans un pays où la carrière d’un gouverneur dépend autant de son zèle économique que de sa discipline idéologique, chaque usine est une vitrine politique. Résultat : des dizaines de sites sortent de terre, souvent sans réelle justification économique.

« Quand il y a une directive de Pékin indiquant qu’il s’agit d’un secteur stratégique, chaque gouverneur veut sa propre usine », explique Rupert Mitchell, ancien dirigeant d’un constructeur chinois dans les colonnes de l’agence de presse Reuters. « Le problème, c’est que cela pousse tout le monde à surinvestir. »

Une mécanique devenue infernale ?

Cette politique volontariste a donné naissance à une spirale d’excès. Les constructeurs, dopés aux aides publiques, multiplient les sites de production. Les gouvernements locaux, de leur côté, subventionnent à tour de bras pour gonfler leurs statistiques industrielles. Le marché, lui, ne peut pas suivre.

Selon le Gasgoo Automotive Research Institute, la Chine dispose aujourd’hui d’une capacité de production deux fois supérieure à sa production effective de 27,5 millions de véhicules par an. La situation est particulièrement dramatique pour les véhicules thermiques, dont la demande s’est effondrée sous l’effet des politiques pro-électriques.

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Face à cette abondance, les constructeurs n’ont qu’une arme : le prix. La guerre tarifaire fait rage depuis trois ans. Des modèles électriques chinois se vendent à moins de 10 000 euros, des niveaux impensables en Europe ou aux États-Unis. Le marché est devenu une gigantesque arène où les marques s’entre-déchirent, souvent à perte.

Les concessionnaires, pris en étau entre des objectifs irréalistes et des stocks saturés, sont les premières victimes. Selon le média China Automobile Dealers Association, seuls 30 % d’entre eux sont aujourd’hui rentables. Pour toucher leurs primes, certains immatriculent eux-mêmes les voitures invendues afin que les constructeurs puissent les comptabiliser comme « vendues ».

Une stratégie que l’on peut assimiler aux ventes tactiques en Europe, mais dans une moindre mesure. D’autres bradent leurs véhicules sur des plateformes en ligne ou les cèdent à des revendeurs parallèles comme la plateforme Zcar, qui les écoulent à perte.

Le résultat nous donne donc un écosystème artificiel, où tout le monde ment un peu pour survivre : les usines continuent de produire pour satisfaire le législateur, les concessionnaires gonflent leurs chiffres pour sauver leurs marges, et les revendeurs bricolent un marché parallèle de voitures « neuves d’occasion », à zéro kilomètre.

Les ravages de la surproduction

Ce déséquilibre a donné naissance à des scènes dignes d’une dystopie industrielle. En Chine, des parkings entiers se transforment en cimetières de voitures neuves.

Des milliers de véhicules, produits mais jamais vendus, s’entassent sur des terrains vagues, leurs carrosseries recouvertes de poussière, leurs pneus craquelés. Sur les plateformes d’enchères d’Alibaba, on trouve des lots de plusieurs centaines de voitures neuves de chez BYD ou encore de chez Dongfeng, souvent déjà assurées et immatriculées, proposées à des prix dérisoires.

Certaines affaires virent à l’absurde : à Shenzhen, près de 2 000 Denza (une marque de BYD) sont restées à l’abandon pendant cinq ans après un conflit commercial. Lorsque la justice a ordonné leur vente aux enchères, les voitures étaient encore en état neuf, les sièges enveloppés de plastique, mais couvertes de moisissure.

Dans les showrooms, le spectacle n’est pas plus rassurant. Certains revendeurs livestreament leurs promotions sur le réseau social Douyin (le TikTok chinois) à des millions d’internautes. Un influenceur, Wang Lihong, est devenu célèbre en écoulant ces « occasions neuves » en direct.

Une bulle à la chinoise

Cette frénésie de production et de ventes fictives évoque étrangement d’autres bulles chinoises : celle de l’immobilier, qui a vu des géants comme Evergreen sombrer, ou encore du solaire. Là aussi, l’État a subventionné massivement des filières jugées stratégiques, là aussi la surcapacité a fini par déstabiliser tout un secteur.

Les économistes redoutent désormais un effet domino. L’automobile et ses services connexes représentent près de 10 % du PIB chinois. Une crise de grande ampleur frapperait donc au cœur la croissance du pays.

Pékin en est conscient. Dès l’été 2025, Xi Jinping lui-même a publiquement reproché aux provinces leur obsession pour les « industries de prestige » (à savoir les véhicules électriques, l’intelligence artificielle et l’industrie du semi-conducteurs), soulignant les « investissements redondants et inefficaces ». Mais les leviers de correction sont faibles : laisser mourir des constructeurs reviendrait à provoquer des faillites en chaîne et des licenciements massifs. Un scénario politiquement explosif.

C’est pourtant ce qu’appellent certains analystes. Le cabinet AlixPartners estime que seules 15 marques sur 129 survivront d’ici 2030. He Xiaopeng, patron de Xpeng, va plus loin : « Pour survivre, il faudra vendre au moins trois millions de voitures par an. À ce rythme, il ne restera qu’une poignée de constructeurs chinois dans cinq ans. »

Une menace mondiale

La crise ne se limite pas à la Chine. Elle s’exporte. Les excédents de production inondent les marchés étrangers, où les constructeurs occidentaux s’alarment d’une concurrence à bas coût impossible à suivre. En Europe, les voitures électriques chinoises (parfois vendues 40 % moins cher que leurs équivalents européens via des remises parfois impressionnantes) suscitent déjà la colère des industriels.

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Aux États-Unis, les autorités ont quasiment fermé le marché aux constructeurs chinois, invoquant des raisons de « sécurité nationale ».

En Europe, le débat est plus complexe : faut-il ériger des barrières protectionnistes, au risque de freiner la transition énergétique, ou accepter cette déferlante et condamner nos usines à une érosion accélérée ?

Ce que révèle la crise actuelle, c’est que la puissance industrielle chinoise, loin d’être un modèle homogène, est en réalité fragilisée par sa propre logique dirigiste.

Vers une consolidation inévitable

Le scénario le plus probable, selon les experts, est celui d’une lente consolidation. Les géants comme BYD ou Geely absorberont les plus petits acteurs. Les marques les plus fragiles, comme Neta ou Ji Yue, déjà en faillite ou en restructuration, disparaîtront discrètement, sous la supervision bienveillante de l’État.

Mais ce processus prendra du temps. La Chine n’est pas prête à affronter de front une vague de fermetures massives dans un secteur aussi symbolique que l’automobile, un secteur que le monde entier lui envie.

Le paradoxe est toutefois assez saisissant : en voulant dominer la mobilité mondiale, la Chine a créé une machine qu’elle ne peut plus arrêter. Une industrie trop vaste, trop subventionnée, trop imbriquée dans la logique politique pour se réformer sans heurts. L’empire automobile chinois avance à toute vitesse… mais sans vraiment savoir où il va.


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